À l’approche de la fin du second mandat de Patrice Talon en 2026, j’ai jugé utile d’examiner les mutations observées dans le domaine du livre et de la lecture publique au Bénin entre 2016 et 2025. Cette période témoigne d’un ensemble de réformes et d’initiatives qui ont progressivement conféré une importance accrue à un secteur initialement marginal dans les priorités du leader de la « rupture ».
Un secteur absent des projets de société
L’analyse des programmes électoraux de Patrice Talon lors des scrutins de 2016 et 2021 révèle une évolution remarquable.
Mes analyses sur le blog Saveurs Livresques, montrent que ni le livre, ni les bibliothèques, ni même la lecture publique ne figuraient explicitement dans ses projets de société. Pourtant, cette absence initiale a été largement compensée par d’importantes réalisations ultérieures. Ce qui témoigne d’une capacité d’adaptation aux besoins culturels du pays.
Il faut reconnaitre que cette omission reflète une tendance générale à l’échelle continentale. En effet, le rapport de l’UNESCO sur l’industrie du livre en Afrique souligne que les politiques publiques dans ce domaine demeurent souvent fragmentaires et insuffisamment dotées en ressources financières.
Au niveau national, les données issues du même rapport mettent en lumière un secteur éditorial jugé modeste, avec seulement 48 maisons d’édition ayant produit 125 titres entre 2021 et 2023, pour une population estimée à 14,1 millions d’habitants. Le Bénin dispose par ailleurs de 34 bibliothèques publiques, soit une bibliothèque pour 414 700 habitants, ce qui représente un ratio assez faible. Le secteur mobilise environ 500 professionnels.
Réformes institutionnelles : Une dynamique inédite
Dans le cadre des réformes institutionnelles, l’évolution majeure réside dans la restructuration de la Bibliothèque nationale du Bénin. Cette institution s’est vue dotée d’un conseil d’administration par décret présidentiel en date du 12 mai 2021. Ce changement a entraîné une redéfinition de ses missions, et a élargi son rôle au-delà de la gestion du dépôt légal pour inclure la coordination du réseau national de lecture publique.
De plus, deux initiatives complémentaires ont été adoptées : l’introduction du dépôt légal numérique et l’exonération de la taxe sur la valeur ajoutée appliquée au livre, visant à moderniser le secteur tout en facilitant son accessibilité.
L’école, vecteur de promotion de la littérature béninoise
La liste des œuvres littéraires au programme scolaire a été régulièrement mise à jour. Cette révision accorde une part belle aux livres béninois ; l’essentiel des œuvres littéraires au programme vient dorénavant de plumes d’écrivains béninois, ce qui a permis de valoriser la littérature nationale dans l’enseignement avec des auteurs comme Jean Pliya, Florent Couao-Zotti, Adélaïde Fassinou ou Mahougnon Kakpo.
L’institutionnalisation des événements littéraires
Sous le leadership de Patrice Talon, le Salon national du livre a gagné en visibilité, et s’est imposé comme un événement récurrent dans le paysage culturel béninois. Parallèlement, le Grand Prix littéraire du Bénin a également pris de l’ampleur. Initié avant son mandat, ce prix a évolué jusqu’à sa sixième édition prévue en 2025 et a renforcé la reconnaissance institutionnelle des œuvres littéraires et des talents locaux. Contrairement à son ancêtre « Prix du Président de la République », le Grand prix littéraire du Bénin ne récompense pas que des auteurs. Il salue aussi le travail des éditeurs et des chroniqueurs littéraires.
Modernisation des infrastructures de lecture publique
Les Centres de Lecture et d’Animation Culturelle (CLAC) ont bénéficié de travaux de réhabilitation dans une perspective plus large de décentralisation culturelle. En outre, le développement des bibliothèques communales s’est inscrit dans une logique visant à rapprocher les services culturels des populations locales.
Présentée en 2018, la stratégie de relance des arts et de la culture a défini un programme ambitieux incluant la modernisation des Centres de lecture et d’animations culturels (CLAC), la création et la réhabilitation des espaces de lecture (bibliothèques de proximité) dans chaque Commune, l’appui à l’édition et à la promotion littéraire, ainsi que la relance des clubs de lecture. L’objectif était d’assurer la couverture nationale en espaces de lecture publique avec des bibliothèques départementales, communales, de quartier et centres de lecture sur tout le territoire. Bien que cette vision stratégique ait posé les bases importantes, sa mise en œuvre reste un défi en cours de réalisation.
Le Fonds de Développement des Arts et de la Culture (FDAC) : Une innovation stratégique
L’un des faits marquants de cette période reste le lancement officiel du Fonds de Développement des Arts et de la Culture (FDAC) le 11 octobre 2024. Ce mécanisme remplace l’ancien Fonds des arts et de la culture et s’inscrit dans une série de réformes stratégiques qui font de la culture un levier central du développement économique national.
Institué par décret en octobre 2022, le FDAC est piloté par l’Agence de Développement des Arts et de la Culture (ADAC), avec une couverture qui embrasse diverses disciplines artistiques, y compris la littérature. Les projets soutenus peuvent être financés jusqu’à hauteur de 30 millions de francs CFA, avec une contribution plafonnée à 70 % du budget global par l’ADAC. Les porteurs de projet doivent mobiliser les 30 % restants via des partenariats ou des apports personnels, un dispositif conçu pour stimuler leur engagement et encourager la collaboration.
Bien que les livres ne constituent pas l’unique cible du FDAC, cet instrument offre des opportunités conséquentes pour les éditeurs, diffuseurs et promoteurs œuvrant dans le secteur littéraire. Ainsi, grâce au premier appel à projets du fonds, cinq (5)projets dans la catégorie « livre et lecture » ont été retenus comme potentiels bénéficiaires.
Investissements publics et contraintes budgétaires
Selon le rapport UNESCO sur l’industrie du livre en Afrique, les investissements publics consacrés au secteur au Bénin en 2023 se sont élevés à 2 019 040 USD.
Un budget de 238 095 USD (150 000 000 FCFA) a été alloué à la Direction nationale de la culture, tandis qu’une somme de 1 349 162 USD (850 000 000 FCFA) est destinée à un projet visant la modernisation des bibliothèques et centres de lecture publique. Par ailleurs, la Bibliothèque nationale du Bénin a lancé des appels d’offres pour l’acquisition de nouveaux ouvrages destinés aux bibliothèques publiques.
Le rôle du secteur privé
Concernant le secteur privé, celui-ci joue un rôle essentiel dans la lecture publique au Bénin, porté principalement par deux organisations soutenues par la Fondation Vallet de France.
Le Conseil des Activités Éducatives du Bénin (CAEB), ONG fondée en 1975, gère huit centres de documentation répartis dans six villes. En 2023, ces établissements ont accueilli 1,5 million de visiteurs, avec des abonnements annuels fixés entre 500 et 1 500 FCFA.
De son côté, l’ONG Bénin Excellence exploite trois centres situés à Abomey-Calavi, Godomey et Cotonou FSS. Avec un fonds documentaire de plus de 50 000 ouvrages, ces centres figurent parmi les plus grandes bibliothèques d’Afrique francophone en termes de capacité d’accueil et ont totalisé 3 220 870 visites en 2024.
Ces initiatives privées enregistrent plus de 4,7 millions de visites par an, un chiffre qui dépasse largement la fréquentation des structures publiques de lecture.
En outre, dans le domaine privé, de nombreuses initiatives sont organisées par des ONG locales ou des personnes physiques : concours d’écriture, collecte de livres et organisation d’évènements littéraires.
Ces évènements privés mettent en avant le livre depuis le Bénin. L’on peut citer le concours Miss Littérature Afrique, créé en 2016 par l’autrice béninoise Carmen Fifamè Toudonou pour encourager les jeunes filles africaines à la lecture et à l’écriture. La finale de l’édition 2025 s’est tenue à Cotonou avec neuf pays participants.
L’on peut aussi mettre en exergue la troisième édition du Festival International du Livre et des Arts Assimilés du Bénin (FILAB) qui se déroulera du 09 au 11 octobre 2025 sous le thème « L’industrie culturelle à l’ère du numérique ».
L’apport des acteurs privés, qu’il s’agisse d’organisations à but non lucratif ou d’entreprises, s’est particulièrement renforcé sous les deux mandats du président Patrice Talon et est désormais bien présent à chaque étape de la chaîne du livre au Bénin.
J’aurais pu évoquer des blogs très actifs comme Biscottes littéraires, des solutions de diffusion comme Bookconekt ou encore l’accès au livre par le numérique avec Tama. Mais il faudrait sans doute tout un article pour développer pleinement ce sujet et rendre compte de la richesse de cet écosystème privé du livre béninois.
L’écosystème éditorial au Bénin : entre défis et opportunités
D’après les données de l’UNESCO, le Bénin dispose de sa propre agence ISBN, gérée par la Bibliothèque nationale, ce qui simplifie ainsi l’enregistrement des publications.
Entre 2021 et 2023, la production éditoriale annuelle du Bénin oscillait entre 100 et 150 ouvrages, si l’on considère les demandes d’ISBN. Les secteurs les plus représentés restent la littérature, les ouvrages pédagogiques ainsi que les publications scolaires et universitaires. Par ailleurs, le Plan sectoriel de l’Éducation (PSE) 2018-2030 fixe comme objectif de porter le taux d’alphabétisation à 83,1 % d’ici 2030, offrant ainsi de belles perspectives pour le marché de l’édition scolaire.
Les bibliothèques scolaires : un enjeu majeur encore à construire
Malgré ces opportunités, les bibliothèques scolaires restent insuffisamment développées. Leur manque d’équipement, l’absence de personnel qualifié et l’absence de politique structurée freinent l’accès des élèves à la lecture. Ces lacunes compromettent l’efficacité des autres initiatives dans le domaine de l’éducation et de l’édition.
Synthèse des réalisations et des défis persistants
Avancées récentes :
– Modernisation institutionnelle avec l’introduction du dépôt légal numérique au sein de la Bibliothèque nationale
– Mise en place d’un cadre fiscal favorable aux acteurs du livre
– Création du Fonds de Développement des Arts et de la Culture (FDAC) pour financer des projets
– Institutionnalisation du Salon national du livre et du Grand Prix littéraire
– Réhabilitation des Centres de Lecture et d’Animation Culturelle (CLAC) et développement des bibliothèques communales
Défis en suspens :
– Absence d’une politique globale intégrée sur le livre
– Forte dépendance à l’initiative privée pour le développement de la lecture publique
– Développement limité des bibliothèques scolaires
L’écosystème éditorial béninois avance, mais reste confronté à des défis structurels qui nécessitent des solutions concertées pour garantir son plein essor et répondre aux besoins croissants du lectorat national.
Perspectives d’évolution
Consolidation institutionnelle
L’adoption de la politique nationale du livre représenterait un levier stratégique pour mieux structurer ce secteur, tout en offrant une orientation durable et cohérente à sa politique globale.
Développement territorial
Pour étendre le réseau de bibliothèques publiques, des efforts substantiels en matière d’investissements seraient nécessaires. Cela impliquerait aussi une coordination accrue entre les différents échelons des collectivités territoriales.
Modernisation numérique
Les progrès initiaux réalisés avec le dépôt légal numérique pourraient être approfondis, notamment à travers la création d’une bibliothèque numérique nationale, ouvrant ainsi davantage d’accès aux ressources culturelles en ligne.
Conclusion
Au cours des deux mandats de Patrice Talon, des avancées notables ont marqué le domaine du livre et de la lecture publique, en particulier sur le plan institutionnel. Parmi les réussites majeures figurent les réformes de la Bibliothèque nationale, l’introduction de mesures fiscales avantageuses et la mise en place d’événements littéraires récurrents. Malgré ces progrès, des limites subsistent, comme la forte dépendance aux initiatives privées pour garantir l’accès à la lecture publique et le faible développement des bibliothèques scolaires. Ces enjeux mettent en lumière l’insuffisance de l’action publique dans certains domaines. Cependant, les bases institutionnelles désormais solides pourraient retenir l’attention des futurs dirigeants, pour peu qu’ils intègrent cette thématique dans leurs priorités politiques. L’avenir de ce secteur repose sur une capacité à adopter une approche globale et systémique. Cela implique de valoriser l’ensemble de la chaîne du livre et de la lecture — allant de la création à la diffusion, tout en renforçant la médiation éducative au sein des établissements scolaires.
Eurydoce Désiré Godonou, Spécialiste de l’édition et de la lecture publique